Résidents permanents ou promeneurs occasionnels, tous louent la qualité de vie propre à l’île de la Dérivation. L’explication tient en un constat : il n’y a pas de voitures sur l’île, et c’est la raison pour laquelle ses habitants ont choisi de vivre sur ce site exceptionnel. Au-delà du charme disparate de ses maisons et de la tranquillité environnante, c’est toute une philosophie de vie qui est aujourd’hui menacée par le projet départemental du pont d’Achères.

Ainsi, les îliens privilégient des moyens de locomotion économiques en énergie : ils se déplacent surtout à pied ou en vélo, et la plupart d’entre eux utilisent des charrettes à bras ou des caddies pour transporter leurs courses. On gagne en hygiène de vie ce qu’on perd en temps de transport. On recense bien quelques motos et scooters, mais l’omniprésence des piétons sur la voie principale de l’île garantit la limitation des vitesses. Il en résulte une absence totale de nuisance sonore et de pollution.

C’est qu’il faut compter aussi avec les enfants, très nombreux sur l’île. Celle-ci constitue un cadre propice à leurs jeux : dès les beaux jours, ils envahissent l’avenue de la Gaule où l’absence de circulation routière leur assure une totale sécurité. Ils ont donc la chance de vivre à deux pas d’une ville, Carrières-sous-Poissy, et en plein cœur d’un écrin de verdure. Le contact direct avec une nature préservée, et une faune et une flore intactes, est le garant de leur épanouissement. On imagine sans peine les conséquences de la construction d’un viaduc routier à cent mètres de leur maison : les émanations importantes de dioxyde d’azote et de benzène menaceraient grandement leur santé tout en détruisant définitivement leur rapport à l’écosystème. Pas sûr que ce soit l’horizon dont ils rêvent.

On aura compris que la convivialité n’est pas un vain mot sur l’île de la Dérivation : si les résidents ont choisi d’y vivre, c’est aussi pour prendre le temps de se rencontrer, d’échanger et de faire plus ample connaissance. Tous partagent la conviction qu’une vie saine se paie au prix d’un relatif inconfort. Certes, il faut marcher quelques centaines de mètres pour prendre sa voiture et faire quelques détours pour accéder aux grandes zones commerciales, mais ces « sacrifices » sont dérisoires en regard du bien-être qui en résulte, pour l’île de la Dérivation comme pour les communes environnantes.

C’est ce dont peuvent témoigner les nombreux visiteurs d’un jour, qui sont toujours accueillis avec sourire et considération. La vie sociale sur l’île est bien plus riche que dans une agglomération ordinaire où trafic, vacarme et pollutions en tous genres poussent les gens à se claquemurer chez eux. L’entraide est de mise, et des fêtes sont organisées régulièrement où habitants et visiteurs sont conviés à se réunir autour d’un plat et d’une bonne bouteille. Nul doute que de telles manifestations de convivialité seraient impossibles dans la proximité immédiate de grandes voies de communication.

C’est en effet l’autre caractéristique marquante de l’île de la Dérivation : sa mixité sociale. Toutes les populations s’y côtoient, jeunes et seniors, actifs et retraités, artisans et professions libérales, anciens habitants de l’île et nouveaux venus. C’est le cadre idéal pour créer des réseaux de solidarité et de partage. On peut y croiser un ébéniste, des assistantes maternelles, un directeur marketing ou un architecte. L’écrivain sympathise avec le webmaster, le technicien de théâtre avec l’agent du service public. Ce n’est évidemment pas un hasard si tous vivent en bonne entente : chacun a le loisir d’apporter à l’autre son expérience et, parfois, son expertise. Que deviendrait cette mini-société avec quatre voies de circulation au-dessus de sa tête ? Inutile d’être visionnaire pour pressentir son remplacement par une population homogène, résignée à l’inconfort de la prolifération routière et uniquement soucieuse de se prémunir de l’agression sonore permanente. Que deviendra cet apiculteur qui fabrique son propre miel ? Ce retraité qui entretient son potager ? Cette artiste-peintre dont l’inspiration se nourrit du calme et de la douceur avoisinante ? Broyés par la logique rectiligne de la voiture ?

L’île de la Dérivation réussit le tour de force d’offrir un cadre de vie humain, ancré dans la modernité et respectueux de l’environnement, préservé mais ouvert sur le monde. A dix minutes de la gare RER la plus proche, c’est une illustration de ce que sera le monde de demain, soucieux d’un développement raisonné. Et c’est cet avenir qui menace d’être définitivement compromis par l’édification d’un viaduc routier.

Qu’on ne s’y trompe pas : à travers l’exemple de l’île de la Dérivation, ce n’est pas seulement un mode de vie, mais bien un modèle de société qui est en jeu.

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