Peu de sites en Île-de-France possèdent une destinée aussi singulière que l’Île de la Dérivation. Écrin de verdure niché au milieu de la Seine, en plein cœur des Yvelines, il possède un charme unique. Celui qui y a eu la chance d’y passer un peu de temps et de se balader le long de ses berges ne peut jamais l’oublier.
Une naissance entre deux rives
L’île de la Dérivation est née de la nécessité de favoriser le développement de la navigation fluviale sur la Seine. L’ancienne écluse n’étant plus adaptée à la longueur des convois, il est décidé d’y remédier en creusant un canal de dérivation et d’y installer un système de double écluse plus moderne. Mais que faire des remblais ainsi dégagés ? Le plus simple est de l’entasser entre le futur canal et le fleuve : c’est ainsi qu’entre 1879 et 1882 est créée une île artificielle. La réalisation de ces travaux permet d’ailleurs de découvrir un véritable trésor archéologique : piliers de bois ayant servi de fondations à une cité lacustre de l’époque gallo-romaine, silex taillés, haches, poteries de toutes tailles…
L’île de la Dérivation est longtemps restée à l’état sauvage, jusqu’à ce qu’un marchand de biens immobiliers au nom prédestiné de monsieur Verte en fasse l’acquisition en 1902. Avec beaucoup de flair, il répartit l’île en une série de 76 lots qui trouveront vite preneurs. Une guinguette accueille les mariniers : c’est la première maison de l’île, et l’on peut encore y apercevoir le comptoir d’origine. L’épicerie de monsieur Pantigny, au niveau de l’actuel n° 149, ravitaille mariniers et habitants en denrées diverses. En effet, les habitations s’élèvent rapidement sur l’île. Ce sont des résidences secondaires qui attirent une population haute en couleur et, il faut l’admettre, pas toujours recommandable. On prétend même que l’expression « se mettre au vert » vient de l’époque où les brigands venaient chercher repos et oubli sur cette île verdoyante. Leurs frasques ont longtemps alimenté la légende des lieux. Le grand auteur de polars Jean Amila a fait revivre ces habitants hauts en couleurs dans « Pitié pour les rats », roman paru en 1964 à la célèbre Série Noire.
Le site devient – déjà ! – un lieu de promenade très prisé des Parisiens. Les gastronomes peuvent se restaurer chez Hublet, en face des écluses, dont la table est réputée jusque dans la capitale. En pleine Années folles, l’île de la Dérivation devient « in ».
Dès cette époque, elle propose un cadre de vie différent, l’accès se faisant par bateau. Les plus audacieux préfèrent l’étroit passage que permettent les portes des écluses, ce qui causera plus d’une chute malencontreuse dans le canal. Ce n’est qu’en 1960 que la ville de Carrières-sous-Poissy rachète la passerelle actuelle à la SNCF. L’accès à l’île reste cependant piétonnier : très tôt, les habitants ont veillé à ce que leur cadre de vie soit préservé des voitures, garantissant calme et convivialité. Cet esprit ne s’est jamais démenti au fil des ans et reste l’une des caractéristiques fondamentales de l’île de la Dérivation.
Une mutation en pente douce
Les années passent. L’antique chemin de terre battue cède la place à une route goudronnée. Les écluses cessent de fonctionner en 1978, année où le gaz de ville est installé dans l’ensemble de l’île. Les conduites d’eau sont modernisées, ainsi que l’éclairage de l’unique voie de circulation.
L’île de la Dérivation accueille aujourd’hui quatre-vingts maisons et plusieurs centaines de résidents permanents, mais l’esprit du lieu reste inchangé, mélange de douceur de vivre et de convivialité. Dès qu’ils franchissent la passerelle, les promeneurs du dimanche sont toujours étonnés d’être accueillis par des « bonjour » et des sourires. C’est que cette île n’est pas un coin comme les autres. On y est attentif au bien-être de tous, dans le respect scrupuleux de l’environnement. Cela contribue à la réputation de ce coin enchanteur de l’Île-de-France dont Yann-Arthus Bertrand a immortalisé les étangs de la Galiotte tout proches dans son fameux livre « La Terre vue du ciel ». Ce n’est pas un hasard si plusieurs peintres, céramistes, écrivains et musiciens ont élu résidence sur l’île de la Dérivation, qui a également servi de cadre au tournage de nombreux films.
Une île en plein tangage
Ironie de l’histoire, c’est le développement de l’infrastructure qui, après avoir présidé à sa naissance, met aujourd’hui son existence en péril. Différence de taille, ce projet ne s’inscrit pas harmonieusement dans le paysage, mais en opposition frontale. Un projet d’urbanisme départemental prévoit de relier la RD 30 à la RD 190 en faisant passer un pont routier par-dessus l’île de la Dérivation, anéantissant ce qui fait son charme et son caractère si particulier. La région n’a pourtant pas été épargnée par les projets industriels d’envergure au cours des années 1990 : l’un des plus grands centres d’épuration d’eau en Europe a ouvert ses portes à Achères et une gigantesque usine de retraitement des déchets s’est élevée entre Carrières-sous-Poissy et Triel. L’édification d’un viaduc au-dessus de l’île de la Dérivation apparaîtrait comme le prélude à un plan d’industrialisation plus vaste encore, comprenant le port multimodal d’Achères, qui menacerait de la défigurer irrémédiablement.
Si rien n’est fait pour s’opposer à cette décision absurde, les milliers de promeneurs qui chaque week-end viennent jouir de la beauté des lieux, s’émerveillant de l’incroyable diversité de la faune et de la flore, n’auront d’autre choix que de s’accommoder d’un pont routier traversant le paysage de part en part à la manière d’une balafre de béton armé. Le chant des oiseaux ne sera plus qu’un lointain souvenir, cédant la place au vacarme des voitures. Quant à la convivialité qui régit ces lieux, nul doute qu’elle ne résistera pas à l’envahissement des bulldozers et au tumulte du trafic. Jamais les concepteurs du canal n’auraient imaginé une destinée aussi navrante pour cette île qui, depuis plus d’un siècle, fait l’enchantement de tous.
Vivre sur l’île de la Dérivation
La qualité de vie propre à l’île de la Dérivation n’est pas due au hasard : elle est la conséquence d’une volonté commune de ses habitants de vivre en bon entente avec l’environnement.
L’explication tient en un constat très simple : il n’y a pas de voitures sur l’île, raison pour laquelle ses habitants ont choisi de s’installer sur ce site exceptionnel. Au-delà du charme disparate de ses maisons et de la tranquillité environnante, c’est toute une philosophie de vie qui est aujourd’hui menacée par le projet départemental du pont d’Achères.
Ainsi, les îliens privilégient des moyens de locomotion économiques en énergie : ils se déplacent surtout à pied ou à vélo, et la plupart d’entre eux utilisent des charrettes à bras ou des caddies pour transporter leurs courses. On gagne en hygiène de vie ce qu’on perd en temps de transport. On recense bien quelques motos et scooters, mais l’omniprésence des piétons sur l’unique voie de circulation garantit la limitation des vitesses. Il en résulte une absence totale de nuisance sonore et de pollution.
C’est qu’il faut compter aussi avec les enfants, très nombreux sur l’île. Celle-ci constitue un cadre propice à leurs jeux : dès les beaux jours, ils envahissent l’avenue de la Gaule où l’absence de véhicules leur assure une totale sécurité. Ils ont donc la chance de vivre à deux pas d’une ville, Carrières-sous-Poissy, et en plein cœur d’un écrin de verdure. Le contact direct avec une nature préservée, une faune et une flore intactes, est le garant de leur épanouissement. On imagine sans peine les conséquences de la construction d’un viaduc routier à cent mètres de leur maison : les émanations importantes de dioxyde d’azote et de benzène menaceraient grandement leur santé tout en détruisant définitivement leur rapport à l’écosystème. Pas sûr que ce soit l’horizon dont ils rêvent.
On aura compris que la convivialité n’est pas un vain mot sur l’île de la Dérivation : si les résidents ont choisi d’y vivre, c’est aussi pour prendre le temps de se rencontrer, d’échanger et de faire plus ample connaissance. Tous partagent la conviction qu’une vie saine se paie au prix d’un relatif inconfort. Certes, il faut marcher quelques centaines de mètres pour prendre sa voiture et faire quelques détours pour accéder aux grandes zones commerciales, mais ces « sacrifices » sont dérisoires en regard du bien-être qui en résulte, pour l’île de la Dérivation comme pour les communes environnantes.
La vie sociale sur l’île est bien plus riche que dans une agglomération ordinaire où trafic, vacarme et pollutions en tous genres poussent les gens à se claquemurer chez eux. L’entraide est de mise et des fêtes sont organisées régulièrement, où habitants et visiteurs d’un jour sont conviés à se réunir autour d’un plat et d’une bonne bouteille. Nul doute que de telles manifestations de convivialité seraient impossibles dans la proximité immédiate de grandes voies de communication.
C’est en effet l’autre caractéristique marquante de l’île de la Dérivation : sa mixité sociale. Toutes les populations s’y côtoient, jeunes et seniors, actifs et retraités, artisans et professions libérales, anciens habitants de l’île et nouveaux venus. C’est le cadre idéal pour créer des réseaux de solidarité et de partage. On peut y croiser un ébéniste, des assistantes maternelles, un directeur marketing ou un architecte. L’écrivain sympathise avec le webmaster, le technicien de théâtre avec l’agent du service public. Cette bonne entente n’est pas l’effet d’un miracle, mais la conséquence logique d’un urbanisme à taille humaine : chacun a le loisir d’apporter à l’autre son expérience et, parfois, son expertise. Que deviendrait cette mini-société si quatre voies de circulation propageaient ses émanations délétères au-dessus de sa tête ? Inutile d’être visionnaire pour pressentir son remplacement par une population homogène, résignée à l’inconfort de la prolifération routière et uniquement soucieuse de se prémunir de l’agression sonore permanente.
Que deviendrait cet apiculteur qui fabrique son propre miel ? Ce retraité qui entretient son potager ? Et cette artiste-peintre dont l’inspiration se nourrit du calme et de la douceur avoisinante ? Broyés par la logique rectiligne de la voiture ?
L’île de la Dérivation réussit le tour de force d’offrir un cadre de vie humain, à la fois ancré dans la modernité et respectueux de l’environnement, préservé mais ouvert sur le monde. A dix minutes de la gare RER la plus proche, c’est une illustration de ce que sera le monde de demain, soucieux d’un développement raisonné. Et c’est bien cet avenir qui menace d’être définitivement compromis par l’édification d’un viaduc routier.
Qu’on ne s’y trompe pas : à travers l’exemple de l’île de la Dérivation, ce n’est pas seulement un mode de vie, mais bien un modèle de société qui est en jeu.